Les réactions sont vives et nombreuses après l’accord passé entre les États-Unis et l’Allemagne sur le gazoduc Nord Stream 2. Selon la Pologne et l’Ukraine, cette installation controversée menace toute l’Europe centrale d’un point de vue politique, militaire et énergétique. Décryptage par Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste des questions énergétiques.
Au niveau de la sécurité énergétique européenne, que va changer cette mise en service du gazoduc controversé dont les travaux sont finalisés à 98% ?
Thierry Bros : De mon point de vue, pas grand-chose. Je suis un des analystes qui pensent qu’il n’y aura pas plus de gaz russe qui va arriver en Europe. Pourquoi ? Parce que les Russes n’ont jamais souhaité vendre beaucoup plus de gaz en Europe pour une raison économique. Aujourd’hui, ils couvrent 40% du marché européen. Ils laissent de facto les 60% restants à la concurrence. Or, si vous dépassez les 40% de parts de marché, les règles de la concurrence deviennent très contraignantes.
Non, cela risque plutôt d’être un gaz re-routé de l’Ukraine et envoyé directement vers l’Allemagne via la mer Baltique. Il en découle deux conséquences économiques. Les Russes veulent réduire le transit en Ukraine et, ce qui va avec, réduire le paiement du péage dans ce pays. Les Russes vont en effet payer aux Ukrainiens 1,3 milliard de dollars pour le transit de leur gaz en 2021. Il s’agit donc de sommes assez conséquentes, surtout pour l’économie ukrainienne qui souffre.
La deuxième chose, c’est qu’effectivement, cet accord va remettre l’Allemagne au centre du jeu gazier. Au niveau économique, la valeur du réseau allemand de transport de gaz va augmenter, puisque tout le gaz qui va ensuite être réparti sur la plaque européenne devra essentiellement passer par l’Allemagne. Le péage se fera auprès de la société allemande qui est propriétaire des tuyaux en Allemagne.
Comment expliquer le revirement américain ?
Il est difficile à expliquer… Cet accord avec l’Allemagne est une victoire très clairement pour la Russie et l’Allemagne. C’est assez étonnant de voir que les Américains au dernier moment changent de position. D’ailleurs, ce n’est pas la vision qui prévaut au Congrès américain. Les démocrates et les républicains sont contre cet accord. Ils veulent garder en place les sanctions contre Nord Stream 2.
C’est une saga qui va de rebondissement en rebondissement. Avant de partir, la chancellerie, Angela Merkel signe cette entente qui engage surtout elle, mais pas forcément celui ou celle qui lui succédera. Dernier point : les Polonais, tout comme les Ukrainiens, se battent farouchement contre ce gazoduc. Les Polonais promettent des recours judiciaires. Ils seront obligés d’acheter leur gaz à l’Ouest plutôt qu’à l’Est. Et pas pour le même prix, évidemment. Pour toutes ces raisons, il convient de penser que la partie n’est pas encore finie.
Les Polonais et les Ukrainiens voient rouge dans cette affaire. Ce nouveau gazoduc contourne en effet l’Ukraine. Quelles sont d’ailleurs les garanties pour protéger ce pays de pressions russes, et compenser financièrement la perte de revenus à venir ?
Dans cet accord, il est question entre autres d’aides financières qui pourraient aller vers les projets de transition énergétique en Ukraine. Rien de nouveau, puisqu’il s’agit d’investissements qui étaient déjà promis à ce pays par les Européens. Donc, en fait, on recycle des promesses, si vous me permettez l’expression.
Si la Russie et l’Allemagne sont les grandes gagnantes, pour les autres parties cet accord est un vrai risque. Et pour ce qui est de notre dépendance énergétique : la production de gaz européenne couvre à peine 13% de nos besoins. Pour les 87% restants, les Européens sont dépendants des autres. Parmi eux, la Russie avec sa société Gazprom et les États-Unis sont les plus gros contributeurs.